Au premier jour le jardinier était là, la fleur avait été fécondée et une minuscule petite tomate venait de naître, encore envelopée dans des sépales bien trop grandes pour elle. Mais le jardinier l’avait vu, et comme elle était née le jour de la sainte Eugénie, la prénomma Eugénie. « Bonjour Eugénie, bienvenu aux Fioretti ! -Krrr » fit Eugénie qui ne savait pas encore parler et qui s’exprimait par de curieux grincements. « Je viendrai te voir tous les jours pour être sûr qu’il ne te manque rien ».
Et le jardinier revint chaque jour voir grandir sa tomate, en lui racontant les histoires du jardin et les prévisions météo. Mais une nuit vint une tempête terrible, accompagnée d’une pluie rabattant au sol toute plante ayant eu quelque ambition de grandeur. Le lendemain le jardinier se précipita dès 9h du matin (ne commençons pas trop tôt tout de même) au pied d’Eugénie. Elle était encore attachée à sa tige mais gisait à terre et se lamentait : « Oulaaa, j’ai mal !
-Mais, tu parles ?
-Bien sûr, et pourquoi non ?
-Je ne t’avais jamais entendu parler.
-C’est que tu ne m’as jamais posé de questions.
-Alors à partir de maintenant, je t’en poserai. Comment te sens-tu Eugénie ?
-J’ai pris un choc mais je suis toujours en vie. Remets-moi en place je te prie, je vais me faire dévorer au sol !
Alors le jardinier pris une ficelle, l’enroula autour de la tige, en fixa l’extrémité sur un support en hauteur afin de préserver sa tomate des décomposeurs féroces qui grouillent sous la litière.
« Te voilà mieux, en plus tu vas sécher. »
Et ce fut le début d’une grande complicité où le jardinier racontait ses histoires de jardin, et la tomate ses histoires de tomates. D’ordinaire peu intéressantes, celles-ci passionnait notre homme dans la grande admiration qu’il portait à son Eugénie.
« Vois-tu cette green zebra et cette noire de Crimée là-bas ? Je les déteste. Elles se moquent de moi parce qu’elles ont déjà pris leur couleur et pas moi, qui suis encore verte.
-Diable.
-Comme tu dis. Ne fais pas confiance aux green zebra surtout, elles aiment à faire croire qu’elles sont mûres mais c’est faux c’est un leurre. Il faut attendre qu’elles jaunissent, mais ça elles ne l’avouent jamais. En plus elles sont petites.
-On dit qu’elles sont très bonnes.
-Tu crois ça ? Moi par principe je n’y goûterai pas ! »
Les jours passèrent, mais Eugénie était toujours verte et avait toujours la langue bien pendue, pour un peu qu’elle en ait une.
« Eugénie, mais pourquoi ne rougis-tu pas ? Que se passe-t-il ?
-Enfin tu le sais bien, il fait trop froid ! Il pleut trop, je n’aime pas ça.
-Je vois, mais fais-moi plaisir s’il te plaît, rougis ! Ce sera tellement plus beau et tu feras l’admiration de tous.
-Non Etienne (nous apprenons au passage que le jardinier s’appelle Etienne). Si je dois rougir ce sera en plein soleil, en pleine clarté et aux yeux de tous parce que c’est là que je serai la plus belle. Si je fais cela un jour triste je serai une beauté triste, et moi je veux être une beauté gaie.
-Mais si c’est ainsi la journée triste est encore plus triste.
-Alors la journée triste sera encore plus triste, et la journée gaie plus gaie. Cela fait de grands contrastes mais c’est préférable je pense, puisque ce sont ces contrastes qui nous font vivre. Nous avons besoin de joie mais aussi de tristesse pour encore mieux profiter de la joie. »
Sur ces paroles Etienne n’insista pas, puisqu’en sage jardinier qu’il était il savait qu’on ne contrarie pas une tomate, au risque de la gâter et donc de ne pas pouvoir profiter de ses charmes.
Mais arrive la fin du mois de Juillet, le soleil se montra enfin avec toute son ardeur, et un beau jour…
« Eugénie, mais tu es rose !
-Tu le vois ! Je suis une rose de Berne, les meilleures tomates.
-Que tu sens bon, que tu es belle, je ne pourrai jamais me lasser de te regarder, ni me séparer de toi maintenant.
-Tu te trompes Etienne, parce que tu vas devoir me manger.
-Comment ? Que dis-tu ? Est-il possible que tu ais jamais envisagé cela? Jamais je ne te mangerai, tu le sais bien !
-Mais enfin, les tomates sont faites pour être mangées.
-Les autres oui, mais toi tu es différente, et puis tu es la seule à m’avoir parlé !
-Jardinier, alors que j’étais caché au plus profond d’une graine tu as semé ma plante-mère, tu l’as nourrie pour qu’elle me nourrisse, tu l’as soignée pour qu’elle me soigne, tu l’as relevée quand elle était tombée pour ne pas que je m’abîme, tu as pris soin de moi jusqu’au bout. Moi je ne t’ai jamais rien donné, et maintenant je veux te donner quelque chose : moi-même. C’est le plus beau cadeau que je puisse te faire, le seul d’ailleurs, et tu ne me veux pas ! A quoi suis-je utile finalement ?
-Mais déjà te voir chaque jour me satisfait.
-Ce n’est pas assez ! Etienne, si tu ne me manges pas je pourrirai tu le sais.
-Je te congèlerai, il y a des gens qui font ça en suisse.
-Ne dis pas de bêtise, je serai bien moins bonne, et surtout tu ne me verras pas ! A quoi te servirai-je, une fois congelée?
-Ah cruelle, tu ne me laisse pas le choix ! Et je ne peux pas te laisser pourrir évidemment, ce serait une peine encore plus grande pour moi.
-Alors mange-moi enfin ! Et n’oublie pas que ce jour doit être un jour gai. Cela me fera tellement plaisir ! »
Etienne le jardinier se baissa, cueilla Eugénie et croqua dedans timidement. Son cœur se serra mais la saveur était douce, sucrée et surtout imprégnée de l’amour qu’il lui avait porté. Une larme coula sur sa joue et se mélangea à la pulpe qui prit un léger goût salé. « Merci, jardinier » entend-il chuchoter, sans savoir d’où cela provenait. Eugénie était à présent en lui mais il lui restait du jus sur les mains, et dans ce jus, quelques graines. « Je crois que je vais les garder pour l’année prochaine, celles-là… »
Morale de l’histoire : si vous entrevoyez une quelconque morale, merci de nous écrire dans l’onglet « Contact ».
A PART CELA, des nouvelles de la greffe :
Et quelques jolies couleurs :
Le jardin en pleine explosion de verdure :